Résolution des conflits au Mali : quel est le point de vue des sciences sociales ?

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Trois ans après son indépendance, la jeune République du Mali a été secouée par une rébellion au nord, sévèrement réprimée. Or ce qui s’est enclenchée là est devenue une mémoire de la rébellion qui, périodiquement, est réactivée. Pourquoi observons-nous ces conflits récurrents au Mali et quels mécanismes de sortie de crise proposent les chercheurs ? JSTM a rencontré deux chercheurs du Laboratoire Mixte International (LMI-MaCoTer) de Bamako :  Dr Fatoumata Coulibaly, géographe à la Faculté d’histoire et géographie et Gilles Holder, docteur en anthropologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de France et de l’Institut de recherche pour le Développement (IRD). Interview…

 

JSTM: Avant d’aborder les problèmes de conflits intercommunautaires et leur mécanisme de résolution dans le Sahara et au Mali spécifiquement, pouvez-vous expliquer la notion de conflit à nos lecteurs

Gilles Holder : Je vais peut-être dire quelque chose qui va vous surprendre, mais le conflit ce n’est pas forcément la guerre. Le conflit c’est aussi une forme de socialisation ; on n’est jamais en conflit avec quelqu’un qu’on ne connait pas. Un conflit renvoie certes à une opposition entre personnes, entre communautés, ou entre pays, mais cela n’implique pas toujours la violence. Et lorsqu’un conflit bascule dans la violence ou la guerre, quand il devient récurrent, permanent, voire global, il faut en chercher les raisons dans le passé autant que dans le contexte politique où il se situe.

Depuis plusieurs années, la zone sahélo-saharienne est secouée par des conflits à caractère varié. Le Jihad n’en est-il pas la véritable cause ?

Gilles Holder : C’est une vaste question, parce qu’en réalité, nous sommes là dans la problématique plus globale qu’est la contestation et le rejet de l’hégémonie économique et culturelle de l’Occident. L’entreprise coloniale des puissances européennes, qui débute à la fin du XVIIIe siècle, en est sans doute l’illustration la plus brutale. Et chacun sait que les indépendances ne sont pas toujours parvenues à rompre avec cette hégémonie ; c’est pourquoi on a parlé de « post-colonialisme ». D’un autre côté, les idéologies politiques (socialisme, tiers-mondisme, etc.) qui permettaient de donner un horizon pour ce que Modibo Kéita appelait « la décolonisation des esprits », ont plus ou moins fait faillite, y compris la plus récente qu’est l’idéologie démocratique. Les Maliens, dans leur grande majorité, préfèrent désormais s’appuyer sur un autre corpus que celui du politique, une autre éthique que celle de la révolution : en l’occurrence sur l’islam. Ici, il ne faut pas faire d’amalgame, car l’islam n’a rien à voir avec le djihadisme : l’islam est une religion, alors que le djihadisme est la mise en œuvre d’une doctrine politique qui entend justifier ses actes de violence et de guerre au nom de l’islam. Pour autant, le djihadisme a bel et bien une histoire africaine, et singulièrement malienne : les djihads de Seeku Amadu, d’Al Hajj Umar, de l’Almamy Samori. Et ce sont ces mêmes État djihadistes qui ont pu résister à la conquête coloniale. Or ce faisant, il y a une mémoire de la lutte contre le colonisateur qui se manifeste à travers cette histoire du djihad. Et c’est d’ailleurs sur cela que s’appuient Iyad ag Ghaly ou Amadou Koufa pour rallier les gens à leur cause. En tout état de cause, si le djihadisme n’est pas l’islam, mais la mise en œuvre d’une idéologie de la violence justifiée au nom de l’islam, alors il est raisonnable de considérer le djihadisme du strict point de vue politique, et non pas religieux. Considérer les choses ainsi, c’est commencer à appréhender la question du djihad sous un autre angle : celui de la lutte politique, que celle-ci soit légale ou pas, légitime ou pas, juste ou pas.

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Pourquoi les Maliens font la guerre à d’autres Maliens depuis près de deux décennies ?

Fatoumata Coulibaly : Mon collègue a en partie déjà répondu à votre question. Si l’on ne nomme pas les choses telles qu’elles sont, on ne trouvera pas de solutions adéquates. Lorsqu’une communauté se lève et combat par les armes une autre communauté dans un même pays, n’appelle-t-on pas cela une guerre civile ? Oui, je le sais, le mot choque et il est politiquement incorrect. Mais peut-on envisager de sortir du cycle infernal de la guerre et des milliers de victimes qu’elle provoque, si l’on n’utilise pas les mots justes ? D’abord, il faut savoir que la guerre est l’un des moyens de l’action politique parmi d’autres ; on ne fait pas la guerre par goût ou pour la beauté de l’art. En tout cas, un État ne la fait pas pour cela. Il fait la guerre pour établir un rapport de force en sa faveur et négocier, voire imposer une paix qui l’arrange. Si le seul horizon est la guerre, on aboutit évidemment à la guerre, sans aucune perspective de paix. En revanche, si l’objectif est la paix, il faut alors l’envisager avant même de faire la guerre, ou, dit autrement, il faut faire la guerre pour obtenir la paix, une paix qui entérinera un changement social à travers un nouveau rapport de force. Aujourd’hui, lorsqu’on regarde ce qui se passe au Mali, on ne voit nulle part l’objectif concret de la paix. C’est au contraire une multiplication, une fragmentation des conflits qui révèle de façon inquiétante une généralisation de la conflictualité sociale par la violence et les armes. Et c’est là où l’État doit intervenir, car lui seul peut endiguer cette violence qui se généralise et se banalise.

Pourquoi il y a donc cette généralisation des conflits ?

Fatoumata Coulibaly : Depuis le début du conflit armé, on a le sentiment que l’État n’arrive pas à dire : « Voilà où je veux aller et voilà comment je vais y arriver. Ça ne suffit pas de dire : je veux la paix ! Il faut se donner les moyens de l’obtenir. Et c’est là que les scientifiques peuvent apporter leur contribution pour produire des savoirs à l’intention des personnes en charge de l’action publique. Le scientifique ne peut d’aucune manière se substituer au politique ; il n’a pas de mandat électif qui le lui permette. Pour en revenir à votre question, il est clair que la nature de ce conflit interroge l’État et son mode de fonctionnement. Comment expliquer que le Mali se retrouve régulièrement face à un coup d’État, suivi d’une mise à plat de tout ce qui a précédé ? 1968, 1991, 2012, 2020… ; à chaque fois, les militaires renversent le pouvoir en place pour « restaurer » l’autorité, « refonder » l’État, et cela très généralement avec le soutien du peuple (au moins les premiers temps). Tout se passe comme si l’État n’arrivait pas à se constituer, à se stabiliser, à imposer un état de droit à tous, et d’abord à lui-même. Or sans un État apte à faire respecter cet état de droit, il y a peu de chance qu’une nation se constitue et encore moins de mettre fin aux conflits.

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Est-ce que la forme de gouvernance actuelle n’attise pas les conflits dans notre pays ?

Gilles Holder : Comme vous le savez, l’État malien, dans sa forme rationnelle-légale, a en partie hérité du modèle de l’État colonial et des institutions politiques françaises de la Ve République. Mais pas seulement. Le Mali a aussi emprunté à l’État libéral, promu par le Fond monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’exigence à la démocratisation des années 1990. Il a enfin un héritage plus africain avec un modèle local : celui de l’État de Ségou, le Segu fanga, et ce n’est pas un hasard si l’État malien s’appelle Mali fanga en bamanakan. Au final, l’État c’est quoi du point de vue de l’imaginaire politique ? C’est un régime présidentiel qui fait du chef de l’État un personnage qui, parce qu’élu au suffrage universel, n’a techniquement pas de comptes à rendre à la représentation nationale. Si on a là l’un des traits classiques de la Ve République française, les présidents maliens s’en sont très bien accommodés, à l’instar du faama de Ségou à son époque, qui n’avait de comptes à rendre ni au peuple ni à ses représentants. Les institutions, tout comme les imaginaires sur le pouvoir suprême, conduisent à faire du Président de la République du Mali un faama, dont le pouvoir n’a rien à voir avec l’idée de gouvernance. Ce terme renvoie à un système de gouvernement venu des États-Unis à la fin des années 1970 qui, dans la logique du libéralisme, définit l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques avec la société civile et avec la société économique. Or ce qu’un faama sait faire, ce n’est pas de la gouvernance, ce n’est pas gouverner avec…, mais exercer le pouvoir sans partage et sans égards pour quiconque, à l’exception de ceux qui peuvent le lui ravir. Or ce n’est pas le peuple de la démocratie électorale qui peut prendre le pouvoir d’un faama, mais ceux qui, comme lui, détiennent le monopole de la force, le fanga : en l’occurrence, les militaires, qui apparaissent comme les héritiers des fameux tonjon de Ségou. Ma collègue parlait tantôt de la succession des coups d’État au Mali. La raison en est que le pouvoir d’un faama ne résulte ni d’une élection démocratique, ni de l’alternance politique. Si le jeu politique au Mali est structuré autour des coups d’État, c’est parce que l’alternance du pouvoir se définit entre civils et militaires, et non entre majorité et opposition. Et voilà pourquoi la notion de gouvernance est antinomique de la nature de l’État malien, du Mali fanga.

Que proposent alors les sciences sociales pour le règlement des conflits au Mali ?

Gilles Holder : Ce qu’il faut d’ores et déjà souligner, c’est que les chercheurs ne sont pas là pour « donner » des solutions. Ce qu’ils peuvent et doivent faire, c’est permettre de comprendre les facteurs et les mécanismes d’un conflit : son ancrage historique qui oblige à prendre du recul sur l’événement ; ses aspects idéologiques et symboliques qui font sens pour les protagonistes ; l’identification de ces mêmes protagonistes, et le fait que lorsqu’il y a conflit, il n’y a pas seulement l’ennemi, mais au moins deux parties qui s’affrontent ; les sciences sociales peuvent également montrer que le conflit est parfois nécessaire pour aboutir à un changement social – c’est ce dont a témoigné de façon pacifique le Mouvement du 5 juin rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), il y a quelques mois. Enfin, les chercheurs peuvent identifier les formes de médiations sociales qui existent ou ont existé de façon endogène, mais que les politiques publiques ignorent pour de multiples raisons. « Gouverner, c’est prévoir », écrivait en 1852 Émile de Girardin, tout au moins si l’on ajoute que gouverner, c’est avant tout savoir : savoir comment faire, et c’est là le rôle des sciences exactes et des sciences physiques ; mais également savoir pourquoi le faire, et c’est là le rôle des sciences sociales.

Propos recueillis par Mardochée BOLI

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